Reportage-photo de Nicolas Lainez

Vies de prostituées dans les bordels cambodgiens

Jeune photographe, Nicolas Lainez est aussi un aventurier. Il présente ici une partie du travail ambitieux qu'il a commencé sur le thème du trafic d'êtres humains, la prostitution, le tourisme sexuel et le sida. Marqué pour toujours par le génocide commis par les Khmers rouges, le Cambodge compte aujourd'hui 12 millions d'habitants. Il est de ces pays où le développement économique et social reste réservé à quelques castes privilégiées pendant que d'énormes parties de la population restent misérables. Dans ces pays, la prostitution est souvent un moyen de survie et, dans le même temps, une trajectoire où l'on se perd. Les drogues, le sida, la violence sous ses formes variées sont omniprésents. Les jeunes des villages qui sont happés par la ville le temps de servir d'objets sexuels y reviennent pour mourir, avant d'être remplacés. C'est la loi du marché. Comme partout, les organisations non gouvernementales ne peuvent faire face, les besoins non couverts étant immenses. C'est cette société, et la condition de ces femmes « esclaves », que Nicolas Lainez nous fait découvrir, sans nul voyeurisme, mais, au contraire, avec la passion d'un homme capable de partager avec elles quelques moments d'humanité. A l'heure où les débats sur la prostitution font rage dans plusieurs pays européens, publier ce reportage a aussi vocation à sensibiliser les uns et les autres à une approche non simpliste de ces problématiques.
Reasmey
Reasmey est un travesti de 35 ans. A 18 ans, il a fui ses parents, aujourd'hui décédés, qui la battaient quand il s'habillait en fille. Il a travaillé dans le monde du spectacle avant de se prostituer à l'arrivée des Forces de l'ONU en 1992. Gravement malade du sida, il vient de passer huit jours sans manger ni dormir dans son bidonville. Il pèse 25 kg, et désire mourir au plus vite.

Quel a été le point de départ de votre travail photographique sur la prostitution au Cambodge ?
Ny
Ny montre les cicatrices de son avant-bras. Vendue par un ami de son village, elle se prostituedans des bordels depuis deux ans. Elle est séropositive, et comme beaucoup elle se drogue. L'usage d'euphorisant ou de "Yam-Yam", un dérivé d'héroïne, la soulage. Cependant, le manque provoque des crises d'angoisse, l'automutilation et les tentatives de suicide.
Je travaille depuis trois ans un projet d'investigation de long terme sur le trafic d'êtres humains, la prostitution, le tourisme sexuel et le sida. Ce projet englobe douze régions majeures ou villes en Asie du sud / sud-est : Lhassa (Tibet), Bombay (Inde), Dakha (Bangladesh), Myanmar et ses frontières avec les pays voisins, Thaïlande, Yunnan (Sud de la Chine), Phnom Penh (Cambodge), Laos, Hô Chi Minh (Vietnam), Manille (Philippines), Djakarta (Indonésie). Construire ce puzzle géographique nécessitera au moins dix ans. Je passe entre quatre et huit mois dans chaque région, même si certaines sont envisagées sur plusieurs années du fait de leur complexité. C'est le cas par exemple de la frontière thaïlandaise-birmane qui couvre plus de 3000 km, où des millions de réfugiés sont déplacés.

La prostitution à Phnom Penh est le deuxième chapitre de ce travail, en cours de réalisation, entre janvier et juin 2003, en collaboration avec Médecins du Monde, Pharmaciens sans Frontières, AFESIP, Médecine Espoir Cambodge, ECPAT Cambodge et d'autres ONG locales. Il n'est aussi que la fin d'un état des lieux cambodgien, car je n'ai parlé ni des campagnes ni des villes de transit où se passe le trafic d'êtres humains.
Pouvez-vous décrire l'univers dont vos photos rendent compte ?
De nos jours, le Cambodge, en plein développement, ouvre ses frontières. La situation politique, après le récent coup d'Etat perpétré par Hun Sen en 1998 se stabilise. Des investissements commencent à s'implanter, et le tourisme a fait timidement son apparition. Mais le Cambodge reste un des pays les plus pauvres d'Asie. Misère et corruption règnent pour la grande majorité de la population.

Beaucoup de jeunes filles et enfants migrent des campagnes appauvries vers Phnom Penh, en quête de travail, ce qui les rend extrêmement vulnérables. La prostitution, florissante, offre une chance séduisante pour ces jeunes sans instruction ni formation professionnelle.

On estime qu'il y a vingt mille prostituées à Phonm Penh, pour une population d'un peu plus d'un million d'habitants. La ville est littéralement submergée de bordels, karaokés, salons de massages, bars à filles, etc. La clientèle est à 90 % locale : les Cambodgiens aiment avoir des relations extraconjugales régulières. Les hommes ont l'habitude de boire et d'aller au bordel même plusieurs fois par semaine. Le tourisme sexuel fait son apparition depuis quelques années, et est même devenu un paradis pour les pédophiles qui fréquentaient la Thaïlande ou les Philippines avant le durcissement des législations.
Sourn
Sourn reçoit l'argent d'un client dans sa chambre. Elle vit depuis 2 ans dans un bordel et a une petite fille de père inconnu. Récemment, lors d'une descente, elle a été arrêtée par la police qui réclamait 30 dollars pour la libérer (l'équivalent de 50 passes).
Comment avez-vous approché, puis intégré, l'univers de la prostitution ?
Les quartiers de prostitution, ou Red Light Areas? sont des zones sensibles et imprévisibles. Il est dangereux de les fréquenter seul, sans être client. Au début, je suis toujours accompagné par des travailleurs sociaux, des éducateurs ou des médecins d'organisations non gouvernementales qui connaissent bien le milieu. On me présente, je montre mes travaux précédents, et j'offre la possibilité aux personnes de raconter leur histoire. Dans ces situations d'esclavage, la peur, la répression et la violence sont courantes. Mais les gens qui souffrent le plus sont aussi ceux qui ont le plus grand besoin de s'exprimer. C'est comme un soulagement. La phase d'approche est longue et délicate. Mais une fois accepté, on se sent comme chez soi.
Quelles ont été vos relations avec les personnes prostituées et leur entourage ?
Au début c'est toujours difficile. La langue, la culture, même la communication extra verbale sont différentes. Les premières réactions systématiques dans les bordels, ou autres lieux de prostitutions d'ailleurs, sont le refus et la méfiance. Le relationnel commence à se travailler sur cette base. Mais j'ai la conviction qu'il est toujours possible de communiquer, avec toute personne. Ce n'est qu'une question de psychologie, de patience et de respect fondé sur l'honnêteté. Tous ceux qui ont accepté de partager un moment de leur vie avec moi sont devenus des amis. Il a été parfois difficile de partir tellement les liens tissés étaient forts. Ce travail sur le terrain aurait pu durer des années.
Plusieurs couches de préservatifs
Plusieurs couches de préservatifs usagés s'entassent sous les bordels construits sur pilotis.
Quels rapports la société cambodgienne entretient-elle avec la prostitution et les personnes prostituées ?
Traditionnellement, la femme doit arriver vierge au mariage même si l'homme doit déjà avoir de l'expérience. On retrouve ce schéma machiste dans beaucoup de sociétés. Dans la société rurale cambodgienne, une fille ayant des relations sexuelles avec un ou plusieurs hommes avant le mariage sera bannie de la communauté. Son honneur est sali. Ceci s'applique aussi en cas de viol et d'inceste.

La prostituée est au bas de l'échelle sociale. Dénigrées, les filles ont peu de chances de s'en sortir et de recommencer une vie normale. La prostitution marque à vie. Avec l'apparition du sida, cette discrimination s'est aggravée par l'association naïve et dangereuse bordel = sida. Du coup, les hommes ont peur d'aller au bordel, et préfèrent avoir des maîtresses ou trouver des filles ailleurs, déplaçant ainsi l'épidémie vers d'autres couches sociales.
Sophal
Sophal (à droite) est un travesti de 28 ans. Après avoir quitté sa famille qui ne l'acceptait pas, il a lui aussi d'abord travaillé dans le monde du spectacle avant de se prostituer. Depuis 8 ans, il ne fréquente que la clientèle occidentale. Sophal est séropositif. La discrimination et sa santé rendent son travail très difficile. Sa famille est revenue vers lui. Défenseur des travestis, il rêve de se faire opérer pour être reconnu comme femme.
Qu'en est-il des rapports hommes-femmes dans la société cambodgienne ?
Malgré ce qu'on pourrait penser, les sociétés asiatiques sont conservatrices et traditionnelles. Le mariage est un contrat social qui assure respectabilité et reconnaissance. Dans les campagnes encore, les mariages sont souvent arrangés. Dans les villages, des adolescentes de 13 ans sont mariées avec le garçon d'une famille convenable. A 14 ans, ces filles doivent assumer leur rôle de femme et ont souvent, déjà, leur premier enfant. Ces mariages ne sont pas fondés sur l'amour, au sens romantique du terme occidental.

L'homme se sent libre d'avoir des relations extraconjugales si cela n'altère pas l'ordre familial. Les hommes qui peuvent se le permettre ont des maîtresses régulières, les plus pauvres vont avec les prostituées. L'homme, surpuissant et machiste, n'a aucun remord et se moque de ce que pensera sa femme.

Dans les mégalopoles asiatiques comme Bangkok, la globalisation favorise les nouvelles tendances de femme à la mode, branchée, féministe et indépendante. Ces changements, directement importés des pays occidentaux, métamorphosent les sociétés actuelles asiatiques. Mais Phnom Penh reste encore un village aspiré par le souffle des grandes villes voisines comme Bangkok ou Hô Chi Minh.
Des photos et une perfusion sont accrochées au mur de la chambre d'un travesti malade du sida
Vos photos témoignent de la précarité, de l'usage de drogues, de la présence de la maladie... Pour ces femmes, la vie tout entière semble baigner dans la violence. Qu'est-ce qui leur permet de « tenir », malgré tout ?
Oui, on se demande comment de si jeunes gens peuvent avoir des histoires si dramatiques. Depuis 50 ans, le Cambodge a connu une guerre civile, un génocide - commis par les Khmers rouges entre 1975 et 1979, 1,7 million de morts -, l'occupation vietnamienne dans les années 80, et dans les années 90 une guerre civile contre les Khmers rouges et un coup d'Etat. Cela crée de profonds dégâts et une déstructuration complète de la société. Toutes les valeurs - amour, famille, religion, traditions, etc - ont été anéanties par le régime de Pol Pot. La génération des 20-30 ans d'aujourd'hui est le fruit de cette époque. Il est difficile de faire un bilan à ce stade quand des blessures sont encore ouvertes. Disons que la population survit et commence à se remettre d'un cauchemar. A mon sens, l'instinct de survie pousse ces femmes, enfants et malades à continuer.
Après avoir vécu un certain temps dans cet univers, quel est l'avenir de ces femmes ?
En réalité, peu de femmes s'en sortent. On estime à 50 % le taux de séropositivité auprès des prostituées. Les filles se contaminent rapidement. Naïvement, les clients, locaux ou étrangers, sollicitent des gamines de plus en plus jeunes, croyant ainsi diminuer le risque de contamination. En moyenne, un enfant qui commence à être sexuellement abusé, est infecté par le VIH au bout de quelques mois. La plupart de ces filles ne s'en sortiront pas, et retournent au village pour mourir misérablement. Quand elles sont trop maigres ou malades, les proxénètes ou mamasan de bordels les y renvoient pour ne pas scandaliser les clients, et pour diminuer les frais de soins. Ceci génère une demande toujours croissante de nouvelles filles, c'est-à-dire le trafic d'êtres humains. Certaines filles réussissent à économiser un peu d'argent au bout de quelques années, et retournent au village pour ouvrir un petit business. Mais ces cas restent des exceptions.
 
Des proxénètes du "Building" posent avec "leurs filles". Dans les bidonvilles, le proxénétisme est hiérarchiquement organisé, avec les autorités en tête. Le racket est endémique. Le proxénète assure la "protection" des filles et sert de rabatteur.
Le sida est-il très présent dans la société cambodgienne ? Et dans l'univers de la prostitution ? Quel est son impact sur la vie des prostituées et sur le rapport de la société à ces femmes ?
La situation par rapport au VIH-SIDA est très alarmante. Le Cambodge connaît un des taux de progression les plus forts en Asie. Les estimations annoncent entre 170 000 et 300 000 séropositifs dans le pays. En tout cas, le chiffre dépasse les 200 000 personnes infectées pour 12 millions d'habitants. Les tests de VIH sont coûteux et quasi inexistants hors des grandes villes. Il est difficile d'avoir des chiffres à jour et précis.

La contamination se fait quasi exclusivement par voie sexuelle. Il y a peu d'usagers de drogues intraveineuses, et il n'y a pas eu de transfusions sanguines massives de sang contaminé comme en Chine. Le plus grand foyer est bien sûr Phnom Penh, et comme ailleurs, certains groupes « à risque » sont des vecteurs de transmission. Les populations mobiles et éloignées de leur famille comme les militaires, les policiers, les camionneurs, les ouvriers qui partent travailler en ville sont particulièrement concernées.

La société cambodgienne, peu instruite et traditionnelle, est encore attachée à des croyances et superstitions qui rendent la prévention et l'aide aux malades compliquées. Malgré les vastes plans d'actions des organisations non gouvernementales, il existe encore une grande ignorance sur la maladie, surtout dans les campagnes d'où proviennent les migrants. Les malades sont fortement discriminés et marginalisés par la société. La maladie entraîne une lente mais progressive dégradation sociale ; beaucoup de gens meurent dans la pauvreté la plus absolue.
Qu'en est-il de l'accès aux soins ?
L'accès aux soins est pratiquement inexistant. Tous les centres médicaux avaient disparu après les Khmers rouges. Quelques ONG ont reconstruit partiellement les plus grands hôpitaux comme Calmette ou le Russian hospital? à Phnom Penh. Mais le gouvernement investit peu ou rien dans la santé, et est devenu dépendant de l'aide humanitaire et de sa fausse assistance. Si demain les grandes ONG partaient, le pays serait incapable de se soigner. Des cliniques privées, réservées aux classes plus aisées, apparaissent dans les grandes villes comme Sihanoukville ou Phnom Penh. L'accès aux soins pour la grande majorité de la société est presque nul. C'est particulièrement vrai à la campagne où il faut marcher parfois plusieurs heures pour trouver un dispensaire. De plus, dans un pays où le salaire moyen est très bas, tout traitement médical est vite hors de portée.
Ny, 18 ans, se prépare pour aller travailler. Il y a cinq ans, une connaissance l'a vendue à un bordel de province où un vieux chinois l'a dépucelée. Depuis quelques mois, Ny vit au "Building" et se prostitue dans les parcs publics. Elle a deux ou trois clients par nuit. Elle reverse tout son argent à sa mère. Elle aimerait devenir coiffeuse.